Par Damien Caillard

L’innovation n’est pas que technologique ou commerciale. Un bel exemple en est porté par l’Orchestre national d’Auvergne, qui a une double mission de diffusion et de présence musicale sur tous les départements auvergnats. Conséquence : l’Orchestre développe une créativité et une innovation sociale et marketing, dans le sens de l’accès à ses publics – traditionnels ou non.

En effet, la musique classique bénéficie d’un auditoire évident, souvent des urbains CSP+. Mais elle peut, initialement, rebuter d’autres publics, plus jeunes ou plus ruraux. En outre, la tutelle notamment représentée par la Région Auvergne-Rhône-Alpes, ainsi que le soutien de Clermont Métropole, impliquent une prise en compte des habitants des petites villes et zones rurales, qui n’ont pas facilement accès à la culture des “grandes agglomérations”. De ces contraintes, l’Orchestre national d’Auvergne en a fait une opportunité de se développer, de toucher plus de monde et de mieux faire partager la musique qui l’anime.

Objectif jeunes

Nos fidèles abonnés, on les connaît, on sait ce qu’ils aiment. Ceux qui ne nous connaissent pas, on cherche à les toucher”. C’est ainsi que Lila Forcade, directrice générale de l’Orchestre – au côté de Roberto Forès, chef d’orchestre et directeur musical – résume son approche du public musical. Avec un axe majeur de “conquête” : le public jeune.

Car donner la passion de la musique classique, cela peut et doit commencer très tôt. C’est une forme de sensibilisation qui se joue parfois via la pratique d’un instrument, parfois via l’écoute et l’immersion, voire l’expérience musicale. Lila Forcade mise sur tous ces leviers pour toucher les plus jeunes, qui deviendront les mélomanes de demain. Comment ? En innovant dans des formes de concerts différents.

Un concert Midnight Music à l’Opéra Théâtre. On écoute comme on le sent, debout, assis, affalé dans un fatboy …

Un exemple avec les concerts Midnight Music, qui ont lieu – donc – tard le soir et visent un public de jeunes adultes ou d’adolescents. Lancés il y a 3 ans, ils se déroulent en 2019 à la Coopé. Ils peuvent être couplés avec un groupe plus contemporain en première partie, comme le 30 mars dernier (soirée électro-pop puis musique classique). “Cela permet un croisement de publics, avec un effet surprise” selon Lila Forcade. Placement libre, debout ou dans des poufs, 15 € prix total … l’approche casse les codes. Comme l’annonce le site de la Coopé : “La musique inspire, émeut, bouscule, amuse… La musique est source de plaisirs. Inutile de la “connaître” pour l’apprécier, en toute décontraction.”. 

« Nos fidèles abonnés, on les connaît, on sait ce qu’ils aiment. Ceux qui ne nous connaissent pas, on cherche à les toucher » – Lila Forcade, Orchestre national d’Auvergne

De même, un concert a été donné pour la cible étudiante au CROUS, plutôt en mode test. Pas facile d’installer un orchestre classique et professionnel dans un hall de cafétéria, avec les contraintes logistiques et acoustiques que l’on imagine … néanmoins – test and learn – cette opération faisait partie pour Lila Forcade d’une démarche d’approche du monde étudiant. Travail avec le SUC (Service Université Culture), groupe étudiant “j’peux pas, j’ai opéra” qui monte des actions de médiation en Master 1 … “Toucher les jeunes, c’est pour le public de demain” résume la directrice générale de l’Orchestre. “Mais on a le devoir de leur faire connaître cette musique, qui a trop d’a prioris

Au début d’un Baby Concert, une violoniste de l’Orchestre national d’Auvergne vient jouer quelques notes pour les enfants

Il y a au moins un public qui n’en a pas, d’a priori, sur la musique : les bébés. Et pourquoi pas les sensibiliser à l’univers musical ? “Les Baby Concerts (…) c’est extraordinaire ! s’enthousiasme Lila Forcade. “On voit qu’ils sont tout de suite captivés”. Avec une approche cocooning, les plus petits viennent avec leurs parents qui sont accueillis dans un espace calme, pour changer les enfants, leur donner le biberon … un animateur de l’Orchestre passe pour expliquer le déroulement de la soirée. Entre alors un musicien qui joue quelques notes de violon solo, dans cet espace d’attente. Lila Forcade nous raconte ce qu’il se passe à ce moment : “Aux premières notes, tous les enfants se taisent et écoutent. C’est souvent la première fois qu’ils entendent un violon.” Le public – parents, bébés et enfants jusqu’à 2 ans – sont alors invités à entrer dans la salle de concert. 

Démos, un projet culturel à l’échelle de la ville

On voit donc les différentes manières d’innover mises en place par l’Orchestre national d’Auvergne, en sortant des sentiers battus et en rendant la musique classique accessible à tous. Mais l’initiative la plus ambitieuse a pris la forme du projet Demos, lancé sur Clermont à la rentrée 2017.

Demos, c’est la démocratisation de la musique classique, en particulier en direction des enfants des quartiers prioritaires de la ville. Si l’initiative est portée par la Philarmonie de Paris voici une décennie, elle a été reprise depuis par plusieurs acteurs en régions. Vers 2016, Demos trouve sur Clermont un co-portage local inédit : la Ville, avec notamment les directions Culture, Enfance et Développement social urbain, le Conservatoire, et bien sûr l’Orchestre national d’Auvergne. Flore Brasquies, chargée de développement culturel, coordonne le projet pour la Direction de la Culture de la Ville : “Demos, c’est une innovation dans l’apprentissage classique par la pratique orchestrale.” résume-t-elle. “On s’adresse à des enfants en groupes qui n’ont jamais eu de formation musicale en cours individuel. Le dispositif a pour vocation de développer la confiance en soi, la curiosité, l’écoute, la capacité d’apprendre … en faisant le pari de l’impact sur la réussite éducative et sociale.”

Un atelier de l’orchestre Demos, en pleine répétition

L’idée est de constituer un orchestre d’une centaine d’enfants, sur plusieurs quartiers prioritaires de la ville, et en mêlant une approche culturelle, pédagogique et sociale. D’où les différentes directions concernées à la Mairie, aidés par de nombreux services civiques. Ainsi, les enfants membres de cet orchestre n’ont pas de pratique musicale à l’origine. Ils sont soutenus par une quarantaine d’accompagnateurs adultes, musiciens, chefs de chœur, danseurs, agents de développement social et bénévoles associatifs, à travers sept ateliers (un par quartier) et répartis en familles d’instruments. Ils se retrouvent deux fois par semaine depuis 2017, ainsi qu’en formation orchestrale complète. Soit une cinquantaine d’ateliers par an.

« Le dispositif [Demos] a pour vocation de développer la confiance en soi, la curiosité, l’écoute, la capacité d’apprendre » – Flore Brasquies, ville de Clermont

Les objectifs ? D’abord, sensibiliser les enfants à la musique classique par l’expérience. Tout commence en collectif par la pratique de l’instrument, et la pédagogie est très progressive. “C’est une sorte de retour à de la transmission orale et collective » précise Flore Brasquies, “avec de la passation de connaissances et du lien social. [Le tout utilisant] un répertoire et des instruments classiques.” Ensuite, Demos revêt une certaine ambition pour les enfants concernés, puisqu’ils sont encouragés à poursuivre au Conservatoire (le projet Demos se terminant en 2020), à travers des classes passerelles. Enfin, c’est bien sûr pour l’Orchestre un moyen de toucher à nouveau les jeunes par la pratique musicale, et de faire se rencontrer “deux mondes [les artistes et les travailleurs sociaux, NDLR] qui ne se croisent pas forcément et qui collaborent [ici] en mode projet.” selon Lila Forcade.

Prestation en formation complète de l’orchestre Demos, à l’Opéra de Clermont

En transversal, il faut souligner l’utilité sociale de Demos, pour recréer ou renouveler du lien. Pour Flore Brasquies, “on mise sur la proximité : c’est une action (…) qui fédère un groupe d’adultes du quartier autour des enfants pendant 3 ans. Ils les accompagnent pour que les enfants ne baissent pas les bras !”.

Le numérique pour mieux diffuser et toucher

Si les nouveaux publics sont bien ciblés, l’innovation porte aussi sur les canaux de diffusion … et d’enregistrement. De ce côté, l’Orchestre national d’Auvergne a notamment développé son label digital « Live« . « C’est comme notre propre label discographique, mais uniquement virtuel » résume Lila Forcade. Les enregistrements sont disponibles sur Spotify, Google Music ou encore Qobuz. Les œuvres sont enregistrées avec l’Orchestre puis retravaillées avec des ingénieurs du son, comme par exemple avec la Symphonie n°7 de Beethoven.

Moins numérique mais plus astucieux, la contrebasse pliante. Pourquoi ? Parce que vous n’avez sans doute pas essayé de faire rentrer une contrebasse entière dans le petit Embraer qui fait Clermont-Paris (si vous y êtes arrivé, écrivez-nous). A la demande des musiciens qui partent régulièrement en tournée à l’étranger, en passant par Roissy, un artisan luthier stéphanois a pu mettre au point ce système de réduction du volume de l’instrument, fort pratique.

Si, si, une contrebasse pliée se cache dans ce flycase

Mais revenons à la plus belle innovation numérique soutenue par l’Orchestre national d’Auvergne et portée par plusieurs sociétés de production audiovisuelle clermontoises : Ici Aussi. Cette start-up en pleine croissance propose la diffusion d’événements en vidéo très haute définition sur les territoires ruraux, à partir d’une captation live. Lila Forcade revient sur la genèse du projet : « On voulait faire comme les opéras diffusés par le Met’ [l’opéra new-yorkais] dans les cinémas. » Quand le projet a été initié, seul l’Orchestre national d’Auvergne a voulu tenter l’aventure. « Lila [Forcade] a trouvé un enthousiasme immédiat » se souvient Johan Falkouska, président de Ici Aussi. « On a conçu le projet avec l’Orchestre [national] d’Auvergne. »

Ici Aussi, histoire d’un rayonnement

Comment ça marche, pour paraphraser Michel Chevalet* ? D’un côté, un spectacle de grande qualité comme ceux de l’Orchestre national d’Auvergne, enregistré en audio et en vidéo 4K (2 fois mieux que la HD) par l’équipe d’Ici Aussi. De l’autre côté, un réseau de « diffuseurs« , qui sont des lieux a priori distants, souvent atypiques : salles des fêtes de petits villages, musées, petits espaces de rencontre … Ici Aussi propose un boîtier de diffusion très simple à relier à un vidéo projecteur et à des enceintes (le signal 4K pouvant être diffusé en HD). Seule une bonne connexion internet est nécessaire sur le lieu de diffusion, ainsi qu’un système de diffusion de qualité.

Johan Falkouska (à gauche) et son associé Stéphane Serré, en régie captation d’un concert à l’Opéra de Clermont

« Nous, on est à la captation, et on a mis en place un réseau de diffuseurs » résume Johan Falkouska. Ici Aussi fonctionne désormais par « saison », au sein desquelles les diffuseurs peuvent acheter des spectacles par lots de 4 ou de 10. « C’est également interactif » précise-t-il : « à l’entracte [d’un concert, par exemple], on garde l’antenne, on fait venir un musicologue comme Benjamin Saulzet, et les gens posent des questions par SMS, Twitter ou Facetime … ils en envoient bien plus que s’ils levaient la main à l’opéra ! ». Un business model en croissance, donc, avec de la possibilité de sponsoring régional ou local. A tel point que Johan Falkouska et son équipe visent désormais un déploiement européen à 5 ans, des pourparlers étant en cours avec la Pologne et la Roumanie.


Voir la vidéo démo de Ici Aussi


*je vous parle d’un temps, que les moins de 20 ans …

Depuis 3 ans, Ici Aussi a bien grandi, a rejoint la French Tech Clermont Auvergne et se déploie notamment sur Bordeaux et Strasbourg, grâce au réseau de l’Orchestre national d’Auvergne … avant de prendre son envol européen [voir encadré]. Si la réussite technique et commerciale est incontestable, Ici Aussi permet à l’Orchestre national d’Auvergne de cocher une autre case de sa mission : celle de la diffusion auprès des publics ruraux, hors du lieu opéra, de manière conviviale. Comme le résume Johan Falkouska, « les gens vont plus facilement dans la salle des fêtes du village, entre voisins, qu’à l’opéra. On se retrouve dans des salles bondées, ça marche vraiment !« 

« les gens vont plus facilement dans la salle des fêtes du village, entre voisins, qu’à l’opéra. » – Johan Falkouska, Ici Aussi

La technologie numérique permet donc d’apporter la musique, dans de très bonnes conditions d’écoute et de visionnage, à tout le monde. Cela va jusqu’à des patients en chambre d’hôpital, comme ce test réalisé avec Ici Aussi le 12 avril au CHU Estaing : les malades pouvaient regarder le concert depuis leur lit équipé d’un écran. Et les idées ne manquent pas sur ce médium, tel un concert autour des « tubes » de Disney à la Toussaint 2019, notamment en partenariat avec le CNCS de Moulins où les enfants seront invités à venir déguisés en leur animal favori.

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Innovation marketing, innovation numérique, le tout pour remplir la mission de démocratisation de la musique classique : l’Orchestre national d’Auvergne est particulièrement créatif et inventif, utilisant au mieux les ressources locales. « Ce sont les nouveaux modèles d’orchestres régionaux » selon Lila Forcade, « qui doivent créer et se bouger. » Tutelles et sponsors – Ministère de la Culture, Région, Métropole – y veillent. « C’est un moteur pour nous, même si ça représente du temps et une vraie prise de risque. »

Pour les membres de l’Orchestre, c’est aussi une nouvelle manière d’appréhender leur métier, leur engagement et leur relation au public. « Les musiciens sont des performers, un peu comme des athlètes » conclut Lila Forcade. « En concert normal, ils se donnent à fond [techniquement]. Quand on fait des concerts pour les jeunes ou pour les bébés, c’est différent. C’est plus altruiste. » Ou quand l’innovation permet un changement de perspective sur le monde.


Pour en savoir plus :
le site de l’Orchestre national d’Auvergne
la page Facebook du projet Demos à Clermont
le site de Ici Aussi


Visuels fournis par l’Orchestre d’Auvergne (Ludovic Combes), la Ville de Clermont-Ferrand et Ici Aussi. Merci pour leur disponibilité à Flore Brasquies, Lucie Braun, Johan Falkouska, Lila Forcade et Lola Vaure.