Rachel Dufour est la fondatrice de la compagnie de théâtre les Guêpes Rouges. Pour le mois de la participation organisé par la ville de Clermont-Ferrand en juin, les Guêpes Rouges proposent deux sessions gratuites des « Cartographies de l’avenir ». A travers ces nouveaux formats, c’est la place du théâtre qui est interrogée. Doit-il encore raconter des histoires ou faut-il en faire une agora citoyenne ?

Avant de parler de la place du théâtre dans notre démocratie, racontez-nous votre parcours…

Rachel Dufour : Je vais axer cette partie-là sur ma rencontre avec le théâtre. J’étais en CM2 et pour la première fois de ma vie, j’assiste à une pièce de théâtre dans mon école. C’était l’histoire d’un vieux monsieur qui vendait sa maison en viager. Arrive une femme qui va lui jouer un mauvais tour et tenter de profiter de la situation. A la fin du spectacle, l’actrice vient saluer le public… et c’est tout…Pas de vieux monsieur. Je réalise que cette actrice avait joué tout le long les deux personnages et que je n’avais rien vu. J’étais estomaquée et un peu vexée, avec la nette impression de m’être fait duper.

Par la suite, je m’inscris à un atelier théâtre, plus fascinée par le charisme du professeur de français que par la discipline en elle-même. Le concept de répéter encore et encore les mêmes textes, pour finalement un résultat assez médiocre, ne m’enchante pas beaucoup.

Pourtant, j’ai continué. Sûrement parce qu’étant fille unique, je trouvais dans le théâtre un lieu de jeu partageable et la possibilité de vivre une aventure collective dans un cadre très structuré.

Vous continuez le théâtre amateur avant d’intégrer le conservatoire de Clermont-Ferrand et de découvrir d’autres facettes du théâtre.

Rachel Dufour : Au conservatoire, on pratiquait le théâtre de manière très traditionnelle. Je réalise que ce sont les marges du théâtre qui m’intéressent et m’interrogent quand je découvre là-bas, l’écriture de plateau, la mise en scène. Quelle est la place du théâtre dans la cité et quelle place pour la cité dans le théâtre ?

Au moment où La Comédie s’installe à Clermont-Ferrand, on me propose d’être comédienne permanente à la scène nationale. Pendant deux ans, avec l’équipe sur place, nous allons développer des projets pour déployer le théâtre dans la ville, pouvoir découvrir le théâtre entre midi et deux, en mangeant un sandwich, par exemple. Ca rejoignait parfaitement ce qui m’attire dans le théâtre.

Suite à cette expérience, j’ai eu envie de créer ma propre compagnie de théâtre pour poursuivre mon idée d’un théâtre réinventé.

Parlez-nous du concept des Guêpes Rouges théâtre.

Quand je crée la compagnie dans les années 2000, j’ai une idée d’où je veux aller, mais je ne sais absolument pas quel chemin emprunter. On tâtonne, on essaye et c’est cette accumulation qui donne du sens au fil du temps. Néanmoins, je suis intimement persuadée que nous arrivons à la fin d’un modèle. Celui des grandes scènes spectaculaires, avec des décors et des costumes incroyables, qui accueillent 800 personnes, qui ont payé très cher leur billet. Je pense que c’est terminé. D’abord pour des raisons économiques, mais surtout pour des raisons de politique et d’esthétique.

Aujourd’hui, nous avons besoin de relation. Aux Guêpes Rouges, nous utilisons de moins en moins les mots “spectateurs” ou “spectacle ». Nous proposons des expériences collectives où chacun est invité à participer et à vivre l’expérience.

Il y a également tout un volet médiation. Nous développons des spectacles pour les jeunes, des ateliers de pratiques et de réflexions autour du spectacle, des résidences où l’on travaille avec les habitants etc etc …

Vous avez parlé d’expérience immersive pour le spectateur, est-ce que vous pouvez nous en dire un peu plus ?

Rachel Dufour : Nous ne cherchons pas à raconter des histoires, mais à plutôt inventer une dramaturgie de la relation. C’est-à-dire une nouvelle relation entre les acteurs et les spectateurs. Les participants ne vont pas s’installer face à une œuvre, mais vont entrer en dialogue. Ça donne des formats extrêmement différents comme “Les cartographies de l’avenir” que nous allons proposer très prochainement à Clermont-Ferrand dans le cadre du mois de la participation en juin.

On réfléchit sur l’avenir dans un format d’agora de poche. C’est une performance de pensée collective à 30 participants.

Nous avons également fait une résidence à Croix de Neyrat. Pour que ce genre de format fonctionne, on doit passer du temps sur le territoire, on doit aller à la rencontre des habitants. Nous sommes allés échanger avec eux, pour identifier des sujets qui nous semblent pertinents, pour trouver le lieu idéal pour proposer la représentation, etc, etc.. Cela prend du temps, mais c’est aussi comme cela que l’on fait autrement du théâtre avec des habitants qui ne venaient jamais au théâtre avant.

N’y a-t-il pas des détracteurs qui vous disent “c’est très bien ce que vous faites, mais ce n’est plus du théâtre ?”

Je vais être radicale. Je vais synthétiser ma pensée comme cela : le théâtre est mort, vive le théâtre…. et c’est une bonne nouvelle. Milo Rau, qui est le directeur du théâtre de Gand en Belgique, a diffusé son manifeste en dix points qui commence comme cela : “il n’est plus temps de raconter des histoires, mais de changer le monde”.

Aujourd’hui en France, mais c’est le cas ailleurs dans le monde, nous faisons face à une crise de la démocratie représentative et finalement, le théâtre classique est également le lieu de la représentation. 

Je pense qu’une nouvelle forme de théâtre doit se généraliser. Le théâtre peut se positionner comme la place publique, le lieu où se croisent les membres de la cité.

Quant à la critique “ce n’est plus du théâtre”, nous avons les deux retours. Certains nous disent “vous renouvelez le théâtre”, d’autres sont plus circonspects.

De notre point de vue, par exemple, lorsque nous proposons “Joue ta Pnyx ! / expérience démocratique pour 60 collégiens”, certes les collégiens sont dans le dispositif scénique, mais le concept fonctionne parce que nous, acteurs, avons les compétences artistiques pour porter l’expérience.

Comment émergent les formats d’expériences que vous proposez avec les Guêpes Rouges? On en trouve une multitude sur votre site internet.

Rachel Dufour : Nous sommes toujours en quête, nous cherchons à aller plus loin, à développer de nouvelles idées. Finalement, le théâtre, c’est comme la démocratie, rien n’est jamais acquis et c’est un processus continu.

En ce qui concerne les idées, nous cultivons notre jardin. Nous nous nourrissons de ce que nous observons dans notre quotidien. Nous explorons de nouveaux concepts. J’aime beaucoup l’approche de l’artiste plasticienne Sophie Calle. Au début, des années 80, elle se fait embaucher pendant 3 semaines comme femme de ménage dans un hôtel de luxe. Pendant tout ce temps, elle prendra en photo les objets oubliés par les clients. A partir des clichés, elle racontera des histoires fictives sur leurs propriétaires. Elle s’appuie sur le réel pour imaginer quelque chose d’autre.

Par exemple, “Les cartographies de l’avenir” sont nées d’un autre format destiné aux jeunes publics “On inventera le titre demain”. Nous nous sommes dit que ce serait intéressant de proposer une expérience pour les adultes. Pour nous aider à construire notre concept nous avons été accompagnés par Gérard Guièze, ancien prof de philosophie, qui nous a permis de prendre de la hauteur et de nous faire monter en perception des concepts. 

Lors de vos expériences de théâtre et de démocratie avec les Guêpes Rouges, des sujets, des propositions, des questionnements émergent. Qu’est-ce que vous en faites ? Doivent-ils rester dans le cadre du “spectacle” ? N’ont-ils pas vocation à nourrir les politiques et la société en général ?

Avec Les guêpes rouges, nous semons des graines. Je me méfie de l’idée d’accompagner les choses de l’émergence à la fin. Chacun doit se positionner comme un maillon d’une chaîne plus grande. 

Avec “Les cartographies de l’avenir”, nous proposons une réflexion collective. Il ne s’agit pas d’avoir tort ou raison. On mène une expérience démocratique, où chacun réalise qu’on peut se parler sans logique de confrontation.

Néanmoins, lorsque nous sommes sollicités par des collectivités pour faire s’exprimer des habitants, nous sommes très vigilants pour ne pas que cela se retourne contre nous. Nous demandons aux élus qu’il y ait une garantie d’une vraie écoute politique des contributions qui vont émerger. Sinon on risque encore de renforcer la désaffection des citoyens envers les politiques publiques.

C’est une histoire de dette. Prendre la parole en public, c’est faire un effort, c’est prendre un risque. Quand un citoyen le fait dans un cadre d’expérience de démocratie participative, nous lui sommes redevables. Il ne faut pas que sa parole soit un caillou jeté au fond de l’étang.

C’est l’instant carte blanche, quelque chose à ajouter ? 

Rachel Dufour : Il y a dix ans, ce type de propositions n’intéressait que des lieux alternatifs. La crise covid a apporté un changement majeur dans les comportements. Les gens ne veulent plus venir à un endroit, regarder et repartir. Ils veulent vivre quelque chose de plus. Si l’expérience est similaire à celle qu’ils pourraient vivre tranquillement installés dans leur canapé, alors ils ne viendront pas. 

Aujourd’hui, de plus en plus de lieux de programmation intègrent des “spectacles” comme les nôtres, c’est un vrai changement de paradigme. 

J’espère que dans les années à venir, d’autres propositions émergeront qui permettront à d’autres publics de découvrir ces nouvelles formes de théâtre.