La révolution autour de l’informatique quantique s’annonce comme un tournant majeur dans le domaine de la technologie, promettant des avancées significatives en matière de calcul, de cryptographie et de résolution de problèmes complexes. Dans ce contexte global, l’Europe cherche à se positionner comme un acteur clé. Pierre Raufast, informaticien et passionné d’innovation technologique, apporte son éclairage sur les efforts et les défis que l’Europe doit relever pour ne pas rester à la traîne dans cette course.

Pouvez-vous nous décrire votre parcours professionnel ?

Je suis né à Marseille et j’ai grandi à Martigues. Dans les années 1980, j’ai eu la chance d’avoir à la maison un des premiers Apple 2 à une époque où c’était encore rare. Et c’est ainsi que, dès le collège, je me suis passionné pour l’informatique, où j’ai commencé à développer en BASIC. J’ai poursuivi mes études d’ingénieur à l’École des Mines à Nancy. Par la suite, j’ai travaillé quelque temps chez Alcatel à Paris. Puis, j’ai décidé de quitter la capitale et d’intégrer Michelin à Clermont-Ferrand pour m’occuper d’informatique industrielle. 

J’ai toujours suivi avec passion les évolutions de l’informatique. Néanmoins le monde de l’informatique étant en évolution constante et rapide, mon travail était sans cesse remis en question. Par ailleurs, mes missions chez Michelin ont évolué et j’étais de moins en moins sur la technique. 

C’est à cette période que je me suis tourné vers l’écriture pour assouvir mes besoins de créativité. J’ai commencé à faire ça le soir en rentrant chez moi, puis j’ai participé à différents concours d’écriture. En 2014, mon premier roman « La fractale des raviolis » est sorti en librairie. J’ai continué à écrire par la suite et j’ai publié une dizaine de romans dont plusieurs de science-fiction.

L’émergence de l’informatique quantique en 2018 a immédiatement capté mon intérêt. Grâce aux simulateurs et aux ordinateurs quantiques mis à disposition en ligne par IBM, j’ai pu commencer à étudier cette technologie révolutionnaire. Pour partager mes découvertes et structurer mes apprentissages, j’ai créé un blog dédié à l’informatique quantique (theketquest.home.blog).

Pourriez-vous nous expliquer les bases de l’informatique quantique ?

L’informatique quantique est fondamentalement différente parce qu’elle repose sur les principes de superposition d’états. Dans l’informatique classique, l’unité est le bit et vaut soit 0, soit 1. Un octet classique est un ensemble de 8 bits. C’est l’unité standard pour coder aujourd’hui.

Dans un qubit, l’unité de base de l’informatique quantique, la subtilité réside dans ce que j’appellerais le côté magique du qubit – il peut être à la fois 0 et 1 simultanément. Aussi, en informatique quantique, quand vous faites une opération sur un qu-octet (c’est à dire 8 qubits), comme chaque qubit vaut à la fois 0 et 1, vous faites l’opération sur les 256 valeurs possibles du qu-octet (les 2 puissance 8). Concrètement, si je fais, par exemple, une addition sur cet octet quantique, je la fais en réalité sur les 256 valeurs simultanément, puisque tous les états coexistent. Et cela ne me coûte qu’une seule opération !

En informatique quantique, cette capacité à effectuer ces sortes d’opérations en parallèle, permet de réduire drastiquement les temps de calcul. On peut diminuer la complexité des problèmes, au sens mathématique, transformant des problèmes de classe exponentielle en problèmes linéaires. Cela ouvre des perspectives incroyables pour des problèmes à ce jour insolubles.

Où en est-on au niveau de la maturité de la technologie de l’informatique quantique ?

Aujourd’hui, nous en sommes encore au tout début. En effet, pour que les qubits en état superposé fonctionnent correctement, ils doivent être isolés de toute interférence. Par exemple, la chaleur fait bouger les particules, ce qui leur fait perdre cet état superposé. Ils doivent donc être maintenus à une température proche du zéro absolu, soit environ -273°C. Ils doivent également être protégés contre les champs électromagnétiques et les radiations. La difficulté ne s’arrête pas là : ces particules en superposition ont une durée de vie très courte, de quelques millisecondes seulement et produisent à ce jour un taux d’erreur dans les calculs de l’ordre de 2 à 3%. C’est un taux inacceptable pour la plupart des applications, car chaque étape de calcul accumule davantage d’erreurs.

Pour autant il ne faut pas négliger les enjeux autour du développement de l’informatique quantique car ils sont majeurs et la technologie finira par être mature dans 10, 15, ou 30 ans. Personne ne peut se prononcer sur une date. 

Quels sont les enjeux autour de l’informatique quantique ?

Les ordinateurs quantiques détiennent le potentiel de transformer radicalement notre capacité à résoudre des problèmes complexes qui dépassent actuellement les capacités des ordinateurs classiques. Par exemple, leur puissance de calcul pourrait révolutionner la logistique en optimisant les itinéraires de manière beaucoup plus efficace. Imaginez l’impact potentiel si un ordinateur quantique réussissait à réduire de 5% les délais, les coûts et l’énergie utilisée de transport dans le transport maritime. D’autres domaines comme la découverte de nouvelles molécules ou de nouveaux matériaux sont aussi des champs d’application extraordinaires.

Et dans la cybersécurité, domaine que vous connaissez bien ?

La cybersécurité est un enjeu crucial. Actuellement, le décryptage des mots de passe repose souvent sur une attaque par force brute. C’est-à-dire tester toutes les combinaisons possibles. Cette méthode prend un temps exponentiel en fonction du nombre de caractères. C’est d’ailleurs pour cette raison que l’on recommande d’utiliser des mots de passe de 20 caractères ou plus, qui sont techniquement incassables en raison de cette longueur.

En 1994, Peter Shor, un mathématicien, a inventé un algorithme quantique révolutionnaire capable de casser le chiffrement RSA. C’est la méthode de chiffrement largement utilisée pour sécuriser les communications sur Internet, y compris les transactions bancaires. 

L’algorithme de Shor utilise les propriétés des ordinateurs quantiques pour déchiffrer des codes secrets de manière beaucoup plus efficace que les méthodes classiques. Avec cet algorithme, le temps nécessaire pour déchiffrer un mot de passe de 20 caractères n’est plus exponentiel mais augmente linéairement : il faut juste deux fois plus de temps que pour 10 caractères. Les mots de passe traditionnellement « incassables » deviennent potentiellement vulnérables.

Certaines entités et Etats adoptent la stratégie du “Harvest Now, Decrypt Later ». C’est-à-dire “stocker maintenant, déchiffrer plus tard ». Ils enregistrent les informations chiffrées aujourd’hui pour les déchiffrer à l’avenir, une fois que la technologie quantique sera pleinement opérationnelle. Cette stratégie pourrait avoir des implications significatives pour la sécurité à long terme des informations sensibles, telles que les secrets nationaux et la propriété intellectuelle.

Comment est-ce que les Etats anticipent ce risque majeur ?

En 2016, le NIST (National Institute of Standards and Technology) américain a lancé une initiative importante concernant la cryptographie post-quantique. Cette initiative visait à développer et standardiser un ou plusieurs algorithmes cryptographiques. L’objectif était de préparer les systèmes de sécurité numérique à l’éventualité d’ordinateurs quantiques capables de casser les cryptosystèmes actuels.

Cela a soulevé les risques associés aux initiatives portées par un seul État. Qu’un tel algorithme puisse être manipulé pour inclure une « porte dérobée » – une faille secrète accessible uniquement à l’État développeur. Cette vulnérabilité permettrait à cet État de déchiffrer des informations supposées sécurisées par le reste du monde, tout en maintenant ces données chiffrées pour les autres 

Face à cette crainte, un concours a été ouvert aux chercheurs du monde entier. Toutes les propositions sont publiques et soumises à validation par les pairs. Fin 2023, sur 69 candidats, il en restait 3 ou 4. Le but de la norme est de définir un cadre clair et transparent pour le futur du chiffrement sécurisé.

Pour faire face à ce risque, L’Europe est-elle engagée dans une compétition pour le développement de l’ordinateur quantique ?

C’est un enjeu majeur de souveraineté nationale. Les pays du monde entier, de la Chine aux Etats-Unis, investissent des milliards. dans la technologie quantique. Cependant, nous peinons à fédérer les initiatives à ce sujet (par exemple au niveau Européen). Chaque pays pousse ses propres projets, souvent en silos.

Avant, lors du développement de l’informatique classique, la R&D était financée par la mise sur le marché de nouveaux services déjà opérationnels. Avec l’informatique quantique, la Recherche et Développement est aujourd’hui sans retour sur investissement. Il faut mettre des milliards sur la table, et souvent, ces investissements sont phagocytés par les grands groupes comme Microsoft, IBM, et Google. Le principal défi réside dans le risque que certaines nations contrôlent exclusivement ces technologies avancées.

Qu’en est-il en France avec l’informatique quantique?

D’un point de vue cybersécurité, L’ANSSI (l’Agence Nationale de la Sécurité des Systèmes d’Information) a publié des recommandations sur le chiffrement post-quantique. Elles s’articulent autour d’une stratégie en trois étapes.

Premièrement, dès maintenant, vous pouvez chiffrer vos données à la fois avec RSA et avec ces nouveaux algorithmes, bien qu’ils ne soient pas encore certifiés. Deux précautions valent mieux qu’une. 
Ensuite, lorsque l’ANSSI certifiera un algorithme, il y aura obligation de chiffrer avec les deux algorithmes.
Enfin, à terme, le RSA sera définitivement abandonné au profit du chiffrement exclusivement post-quantique retenu. 

Joe Biden a lancé une initiative similaire, demandant aux organismes sensibles d’identifier toutes les communications et informations confidentielles sur de longues durées.

Concernant, l’écosystème de l’informatique quantique, la France n’a pas à rougir. Le gouvernement a lancé un “plan quantique” avec  2 milliards d’euros d’investissement. Niveau start-up innovantes, elle est plutôt bien placée avec par exemple Pasqal, Quandela, et Alice&Bob. D’autres entreprises fournissent du matériel nécessaire à la fabrication des ordinateurs quantiques. Cela dit, comme dans d’autres domaines, il est vrai que malgré notre position, nous rencontrons des difficultés notables en matière de recherche et développement et de levées de fonds.