Grégoire Delanos fait partie de cette nouvelle génération d’artistes engagés. A travers la photo, il raconte l’évolution des paysages de plus en plus urbanisés et le sentiment de perte que cela génère auprès des populations. Pour lui, les industries culturelles et créatives doivent s’interroger sur leur rôle dans la promotion d’une société de consommation non soutenable.

Tu te définis comme un photographe militant et engagé. Peux-tu nous parler un peu de ton parcours?

Je suis né dans l’Aisne et j’ai vécu neuf ans en Bretagne, d’où mes parents sont originaires. Je suis ensuite passé par la Creuse, le Cantal et la Haute-Loire avant d’entamer des études d’architecture à Clermont-Ferrand. J’ai décidé d’arrêter après la 3ème année pour me consacrer à 100% à la photographie, en rejoignant un cursus de 2 ans à Toulouse. Puis, pendant deux ans et demi, j’ai travaillé pour un studio de production audiovisuelle à Clermont-Ferrand avant de me mettre à mon compte.

J’ai commencé à m’intéresser à l’image dès l’adolescence. J’avais un camescope numérique et j’invitais mes copains à faire les acteurs et les actrices. J’ai ensuite investi dans un appareil photo qui faisait également de la vidéo, et c’est comme ça que je me suis mis à la photographie. Ce qui m’a plu dans la photo, c’est le travail pour saisir l’instant, raconter des petits moments de vie. Je trouve que c’est une approche moins linéaire que la vidéo.

Tu as deux activités aujourd’hui, et les deux sont militantes et engagées… 

Oui. J’ai développé une activité commerciale “La Hutte” où je travaille pour des entreprises et des organisations dans quatre secteurs : l’environnement, le social, la culture et l’artisanat. Un de mes objectifs, en plus de l’approche artistique, est de proposer un accompagnement à l’éco-production. Avec le client, on va regarder tous les postes où l’on peut diminuer l’impact environnemental et le bilan carbone.

Par exemple, dans le cadre d’un shooting photo en studio, on veille à faire intervenir des assistants ou des maquilleurs locaux. On va aller regarder du côté des ressourceries pour la partie décor. Enfin, il y a un gros travail à faire côté déplacements, où l’on va privilégier le vélo ou les transports en commun.

Il y a également un enjeu autour du matériel utilisé. Je privilégie la location ou le matériel reconditionné, ce qui permet de mutualiser les ressources et de limiter mon impact environnemental.

Il est parfois difficile de dire non à la possibilité d’un contrat juteux. Comment choisis-tu les projets commerciaux sur lesquels tu travailles ? 

Il faut que le message porté soit engagé et encourage des pratiques soutenables. Comme on connait mon positionnement, je n’ai jamais eu à refuser de client. Je ne suis pas dans le jugement, mais en revanche, je souhaite que mon activité soit alignée avec mes valeurs. Pour ce faire, il est acté que je renoncerai à des projets rémunérateurs s’ils sont climaticides ou socialement  inacceptables, pour ne pas faire partie de cet engrenage que je dénonce. 

Tu as une autre activité. Tu fais également de la recherche et de la création artistique. 

Oui, c’est un travail beaucoup plus personnel. J’approfondis des sujets tout en explorant des techniques photographiques et plastiques différentes. Mon objet de recherche est la solastalgie, c’est-à-dire le sentiment de perte que l’on peut ressentir par rapport à des écosystèmes et des territoires habités. 

On réduit souvent ce terme à l’éco-anxiété, alors que pour moi, il revêt une dimension beaucoup plus complexe. C’est finalement, ce que l’on peut ressentir face à la destruction d’un territoire que l’on connaît et qui nous est cher.

Tu peux nous parler d’un de tes projets autour de la “solastalgie” ? 

J’ai suivi pendant plusieurs mois les travaux de la route nationale 88 en Haute-Loire contre lesquels un collectif d’habitants et d’agriculteurs s’est soulevé, “la Lutte des Sucs”. Dans ce cadre-là, je fais un travail photographique qui fixe son objet d’attention sur les paysages ou plutôt sur la destruction des paysages. Je photographie le début des travaux et je plonge les clichés dans des bains végétaux qui font disparaître une partie de l’image. D’une manière générale, j’explore des techniques alternatives de photographie où je fais intervenir le végétal et des produits moins toxiques. 

Bien que tu aies abandonné tes études d’architecture, on sent bien que le territoire est un sujet important pour toi. 

Je pense que la manière la plus simple de porter un regard sur son territoire c’est par le visuel, et la photographie notamment. Néanmoins, je travaille plutôt sur ce que peuvent ressentir les habitants d’un territoire. C’est leur regard qui m’intéresse. 

Par exemple, avec un groupe d’enfants de la Gauthière, à Clermont-Ferrand, nous avons fait une balade entre leur quartier et le Puy de Chanturgue. A travers la photo, ils ont pu prendre conscience de la porosité entre la ville et le sauvage. Observer et immortaliser son quartier en prenant de la hauteur, au milieu de la végétation, c’est un exercice intéressant. Cela permet de porter un regard différent sur l’endroit où l’on habite.

Quels sont les enjeux et les défis à relever dans le secteur de la photographie ?

Dans tous les métiers artistiques, il y a de la précarité. Pour de nombreux professionnels, la première priorité est de pouvoir vivre de son activité, avant toute préoccupation environnementale ou sociale. C’est un problème. Je lisais une tribune de Samuel Valensi dans Usbek et Rica, qui posait la question jusqu’à quand les artistes vont-ils alimenter l’idéal d’une société matérialiste ? 

Il est question de la manière dont on véhicule des imaginaires par la publicité ou les œuvres. En tant qu’artiste, vidéaste, photographe ou cinéaste on se met au service de l’art et donc de l’intérêt général. Pourtant, sur le volet commercial, souvent plus rémunérateur, on participe à créer des imaginaires qui vont à l’encontre des enjeux environnementaux et sociétaux. 

Nous devons nous interroger collectivement sur notre rôle. Doit-on continuer à mettre notre talent et notre créativité au service de ce qui n’est plus soutenable ? 

Innover, renoncer, bifurquer, que penses-tu de ces mots ? 

J’ai un problème avec le mot « innovation ». On l’a trop souvent associé à des outils techniques pour répondre à des problèmes qui demandent plutôt des changements de paradigmes.

Par contre, je n’ai pas de mal avec le terme “renoncer”. Aujourd’hui encore, derrière le mot renoncer, on met un imaginaire dystopique, alors que l’on pourrait regarder cela d’une toute autre manière. 

Derrière le renoncement, il y a des co-bénéfices. Renoncer, ça peut être récupérer des disponibilités cognitives, ou donner plus de temps à ce qui est vraiment important pour nous. Quant à la bifurcation, elle va de pair avec le renoncement. Lorsque l’on change de direction, on renonce forcément à un autre possible.

Tout l’enjeu pour les années à venir est de rendre cette transition enviable et souhaitable, et c’est là que les artistes ont un grand rôle à jouer pour transformer les imaginaires collectifs.