Directeur de l’Institut d’Auvergne du Développement des Territoires, Laurent Rieutort est un passionné qui oeuvre depuis sept ans à l’IADT pour réinventer les pratiques actuelles et faire bouger les lignes. A l’heure où notre pays fait face à un défi majeur, cet entretien nous questionne sur la place des territoires dans l’organisation générale de la France. Il permet d’entamer la réflexion sur les nécessaires innovations et adaptations qu’il faudra mettre en place après ce douloureux épisode.

En ce période de confinement on ne peut pas ne pas évoquer la notion de “résilience des territoires”. En tant qu’observateur, en tant que chercheur qui observe les habitants et les territoires depuis des années, que pensez-vous de la situation actuelle ? Pensez-vous que comme le Président l’a mentionné,  le monde d’après ne sera pas le monde d’avant ? Qu’est ce que cette situation vous inspire ?

Cette situation inédite pose évidemment des questions autour de la propagation d’une maladie épidémique. Elle soulève aussi beaucoup de problématiques terri
toriales. On a vu paraître beaucoup de cartographies du phénomène, de gestion des zonages, mais surtout on se rend compte que la diffusion du virus renvoie à facteurs socio-économiques, territoriaux et environnementaux ; on peut citer non seulement la question des mobilités des populations mais aussi les stratégies proposées par les autorités publiques, à différentes échelles, pour contenir et contrôler la maladie infectieuse.
On voit bien que la réponse doit être systémique et doit reposer en partie sur des thèmes que l’on connaît bien en sciences des territoires : la coordination des acteurs à différentes échelles, la territorialisation des mesures afin d’aborder de façon différentielle la prévention et le contrôle en fonction d’un niveau de risque détaillé à l’échelle la plus fine, et la collaboration entre les différentes parties prenantes dont les citoyens avec de forts enjeux d’éducation, de participation. Comme dans tout système ces trois thèmes sont reliés entre eux, et on a pu repérer, par exemple, des défis de coordination à l’échelle mondiale, ou entre les États (y compris européens) et à l’intérieur même des États (notamment fédéraux comme l’Espagne ou l’Italie) où l’on doit parvenir à une bonne allocation des ressources par un management coordonné.
Face à un tel choc, il est probable aussi que les territoires réagiront de façon différente ; la résilience sera non seulement inégale, mais prendra aussi des formes multiples : rebond avec amélioration de la situation antérieure (y compris par des innovations sociales et une nouvelle forme d’ancrage local des économies et services à la population), retour à l’identique, relèvement mais avec dégradation par rapport à la situation antérieure, etc. La première forme serait évidemment la plus souhaitable et supposera des dynamiques apprenantes, la construction de stratégies nouvelles et concertées à toutes les échelles. 

Comment l’IADT s’organise-t-elle pour pour mettre en place une continuité pédagogique ?

Nous mettons en place une continuité pédagogique en fonction des consignes des établissements d’enseignements supérieurs associés aux formations que nous accueillons ; des formules hybrides, à distance, sont surtout retenues. .

 

Vous êtes directeur de l’IADT, pourriez-vous nous expliquer en quelques mots ce qu’est l’IADT? 

L’IADT est une structure très originale en France. C’est un groupement d’intérêt public qui permet, à travers ce cadre juridique spécifique, d’associer l’Université Clermont-Auvergne et l’école d’ingénieurs VetagroSup d’une part, les collectivités comme la Région Auvergne-Rhône-Alpes et les conseils départementaux du Puy-de-Dôme et de l’Allier, d’autre part.  
Ce regroupement a un objectif, celui de travailler sur les territoires et leur développement durable. L’IADT forme des futurs intervenants dans ces territoires, des étudiants en formation initiale ou des cadres en formation tout au long de la vie. Nous les formons, dans un contexte en pleine recomposition, à ces grandes questions autour du développement durable, de la valorisation de leurs ressources spécifiques et des innovations sociales et territoriales. C’est une approche pluridisciplinaire, associant des formations qui peuvent relever davantage du management, de l’aménagement, de l’urbanisme, de l’économie ou du droit public. 

L’IADT fonctionne un peu comme un tiers lieu, un espace d’interface entre ces collectivités et les territoires pour développer des projets communs. Ils peuvent prendre la forme de projets de recherche-action, de formations, d’expertises sur un sujet spécifique, ou encore des événements. Il existe d’autres types d’actions, y compris par exemple sur la formation des élus.  
Nous évoluons dans ce cadre pluridisciplinaire, pluri-établissements, pluri-acteurs, à toutes les échelles. Cela peut aller du petit territoire local jusqu’à des collaborations européennes par exemple.  Les initiatives sont vraiment co-pilotées et co-portées. C’est très enrichissant, ça ajoute des contraintes certes, mais d’un autre côté, c’est cette co-construction qui fait émerger l’innovation, les nouvelles manières de travailler. C’est cette hybridation finalement qui est intéressante même si au départ elle peut paraître bousculer les habitudes. 

crédit photo : IADT

Vous en êtes le directeur, comment êtes-vous tombé là-dedans ? Pouvez-vous nous parler de  parcours et comment êtes-vous arrivez là ? 

Je suis un universitaire qui vient de Clermont-Ferrand avec des origines très “Massif central”. Je suis d’abord tombé dans la marmite de la géographie, celle de l’intérêt pour le “spectacle changeant du monde” et les choses très concrètes. 
En tant que chercheur, je me suis intéressé au départ aux questions de la filière agricole et agroalimentaire. Forcément, lorsque l’on étudie les filières économiques, on regarde comment elles s’inscrivent dans un territoire, et puis parfois même à l’échelle planétaire. Ce lien économie-territoire peu à peu, m’a amené à travailler sur des questions à la fois de politiques publiques, mais aussi d’enjeux de développement social dans les territoires. 
Compte tenu de notre localisation, il existe souvent une préoccupation autour du développement des territoires, parfois un peu plus fragiles, qualifiés de périphériques. Nous avons quelques métropoles dans le Massif Central, mais on sait bien qu’elles sont plus modestes même si elles peuvent avoir de grandes ambitions. J’ai donc toujours eu un intérêt marqué pour développer ces territoires sensibles. Découvrir, observer, sentir un peu ce qui bouge, ce qui se transforme. Ces innovations discrètes que les géographes aiment bien identifier. Ce sont les petites choses d’aujourd’hui qui vont peut-être devenir les grandes choses de demain et qu’il faut essayer de repérer au départ avec des méthodes qualitatives d’approche. 
Le fait d’avoir développé des formations avec des collègues à l’échelle européenne, m’ont amené à travailler avec les acteurs des territoires. Et donc peu à peu et naturellement, je suis arrivé à ce projet “IADT”. 

Justement, puisque vous avez un peu de recul, est-ce qu’il y a une réussite qui vous vient à l’esprit, où vous vous dites “on a été bon” ? (en toute modestie bien entendu *rires*) ?

On accueille une grosse centaine d’étudiants qui travaillent dans des domaines différents. Un premier élément de fierté, c’est de voir que ça bouillonne. Par exemple, si je prends le côté formation, c’est le fait d’avoir réuni des acteurs de la formation qui a peu à peu fait émerger l’idée de créer un parcours de master sur l’innovation sociale et territoriale. 

En  dehors de ce bouillonnement vous avec développer une nouvelle expérimentation unique en son genre. Pouvez-vous nous expliquer l’origine de ce projet ?

Il se trouve que même avant la fusion des régions nous avions des échanges réguliers avec des collègues travaillant sur les territoires à Grenoble. Nous réfléchissons depuis longtemps déjà à amener dans ces territoires des compétences nouvelles, d’autres manières de travailler entre les territoires et l’enseignement supérieur. C’est suite à ces échanges, que l’on a imaginé un dispositif en lien avec les collectivités pour inverser les pratiques actuelles. C’est là le point de départ du projet “FACTEUR”. 
Au lieu de dire « nous avons une offre formidable à travers nos grandes métropoles universitaires, scientifiques, venez nous voir, venez travailler avec nous », nous proposons d’inverser le message. On dit « vous avez des besoins, venez nous transmettre vos demandes et on peut réfléchir à un dispositif pour amorcer un peu les choses”.  Au départ le concept s’est matérialisé autour d’un “chèque-université” en disant « on vous apporte une chèque-université, vous avez droit à un montant, et à partir de là en fonction de vos besoins concrets, on essaie avec l’ensemble de l’écosystème universitaire d’apporter une réponse dans la durée”. 
Ensuite, il nous fallait un outil qui joue le rôle de facilitateur. L’IADT est apparu comme l’outil le plus souple. Ce n’est pas une grosse machine, mais un tiers lieu qui peut offrir de la facilité et de l’agilité. 
Le Conseil régional d’Auvergne-Rhônes-Alpes nous a soutenu financièrement et le dispositif FACTEUR est né. « FACTEUR » c’est l’acronyme pour « Fonds d’Amorçage à la Collaboration entre les Territoires et les Établissement Universitaires et de Recherche ». Ce sont les deux premières lettres qui sont les plus importantes, c’est l’idée de d’amorcer, de lancer un processus. 

Et ce sont forcément des collectivités du Puy-de-Dôme et de l’Allier ? 

Le dispositif est à l’échelle Auvergne-Rhône-Alpes. Sur la phase expérimentale, nous avons retenu quatre communautés de communes, deux en ex-région Auvergne et deux autres en ex-région Rhône-Alpes. Des collectivités qui étaient un peu éloignées des dynamiques des métropoles, qui avaient une dimension un peu rurale, avec une petite ville dans laquelle il y avait quand même un tissu social, économique qui pouvait faire remonter des besoins. 
Du coup suite à cette réflexion, sur l’ex-région Auvergne, on a fait le choix de la communauté de communes autour d’Ambert. Ce bassin d’Ambert c’est à la fois cette petite ville d’Ambert et puis évidemment les campagnes tout autour avec un tissu d’entreprises industrielles, d’activités tertiaires et d’activités agricoles. C’est un espace qui souffre d’un certain éloignement. L’idée, c’est vraiment d’apporter aux acteurs socio-économiques et au territoire d’Ambert des ressources nons mobilisées parce que les réseaux ne sont pas complètement établis. 
Le second territoire, c’est la communauté de communes de Saint-Pourçain Limagne dans l’Allier qui est un pôle secondaire par rapport aux trois villes principales de l’Allier : Vichy, Moulins, Montluçon. Ce bassin, c’est aussi un tissu économique en plein renouvellement avec des enjeux qui peuvent toucher aussi aux services à la population.  Puis deux autres communautés de communes en ex-région Rhône-Alpes, une sur le Val de Drôme et une autre collectivité en Isère, Val de Dauphiné…
Cette expérimentation devrait durer deux ans. Il nous semble que c’est une période qui est suffisante pour que des liens se créent. C’est vraiment l’idée d’amorçage. À terme, il faudra que les territoires tournent pour que d’autres bassins bénéficient de ce fond d’amorçage. 

Où en êtes-vous dans le déploiement de cette expérimentation  ?

Nous avons beaucoup échangé au deuxième semestre 2019, et depuis janvier, on commence à formaliser. Nous souhaitons constituer un groupe d’acteurs économiques, et associatifs en plus des collectivités. Une première phase de propositions a déjà vu le jour sur certains territoires.
À Saint-Pourçain, on se dirige plutôt sur une recherche-action. Par exemple, les enjeux de mobilité et d’accessibilité des zones d’activités sur le territoire. Cette fameuse question du dernier kilomètre vers ce tissu économique concentré sur ces zones.
À Ambert on nous parle beaucoup de la filière bois et éventuellement des usages nouveaux qui pourraient être mobilisés sur le bois. On voit également qu’à Ambert il y a une vraie problématique d’accueil des jeunes étudiants, soit pour des stages ou à l’issue de leurs études. On a des entreprises qui recherchent et qui ont du mal parfois à trouver de la main-d’oeuvre qualifiée.

Cette expérimentation peut prendre différentes formes ? Lesquelles sans être exhaustif ? 

Alors je vais certainement en oublier. Ce sont : des stages, des projets tutorés, des expertises, toute la dimension formation continue que j’évoquais. Puis après des conférences, ça peut être des formes de conventionnement qui s’élaborent entre tels laboratoires, telles écoles. Encore une fois peut-être que l’on n’a pas tout imaginé et que la liste peut évoluer. 

Est-ce que vous pouvez nous expliquer un peu plus votre démarche à travers un exemple antérieur au dispositif  ?

Les collègues ont fait un travail très intéressant à l’échelle de Grenoble sur les lieux de stages des étudiants de l’université de Grenoble. Ça a pris la forme d’une étude sur plus de 5 000 stagiaires. Ils se sont rendus compte que ce n’est pas juste la thématique du stage qui importe, mais ce sont aussi les conditions d’accès, de logements sur place. 
Une des pistes intéressantes  serait que la collectivité organise un peu l’offre de logements pendant les 6 mois de stage. Il y a aussi les questions de transport et d’écosystème local. 
Certains territoires ont de vrais freins à l’accueil de la jeunesse et ça, c’est terrible. Ils perdent souvent déjà une partie de leur jeunesse qui va faire ses études supérieures dans les pôles universitaires, mais en plus ces jeunes, souvent, ne reviennent pas.  Il faut organiser tout cela sinon on ne pourra que constater un processus inexorable où la matière grise va quitter le territoire et ne lui bénéficiera pas.  . 

Comment diffusez-vous cette nécessaire agilité d’esprit pour qu’on n’enferme pas les étudiants un cadre rigide qui ne leur permettrait pas d’innover une fois qu’ils arrivent sur les territoires ?

Au-delà de l’IADT, globalement, les formations universitaires évoluent aujourd’hui et vont continuer à évoluer dans une approche qui sera de plus en plus basée sur les compétences versus uniquement les connaissances. Des méthodes adaptables et agiles, plutôt que des savoirs ancrés.  Par exemple, à l’IADT on accompagne tous les étudiants qui ont un projet personnel en leur proposant des outils, des méthodologies et des conseils dans le cadre d’un master de deux ans. 
En France, malheureusement, on a une culture très disciplinaire, des tubes mis côte à côte. L’IADT c’est de la pluridisciplinarité. On le matérialise notamment à travers une semaine de travail en groupe quelle que soit la formation. On les fait partir des besoins réels des citoyens et de cas concrets. C’est ce laboratoire d’idées qui permet à ces 120 étudiants d’apprendre à se connaître à travailler ensemble et les échanges peuvent se poursuivre le reste de l’année. 

Vous parliez des innovations discrètes, qu’est-ce qui se passe aujourd’hui sur les territoires. Quelles sont les tendances que vous percevez même si elles ne sont pas encore très visibles ? 

Ce que l’on perçoit dans beaucoup de territoires et évidemment dans les villes, c’est cette prise en compte de l’environnement, des questions énergétiques, des questions de mobilité. Ça bouillonne ! Est-ce que tout cela va déboucher sur des actions concrètes, on peut se le demander, mais il y a dix ans, on n’avait pas un tel esprit. Parfois, ces tendances s’opèrent pour répondre à des injonctions publiques, nationales, européennes, mais parfois ça vient vraiment d’individus qui veulent développer tel ou tel projet.
Il y a aussi ces nouveaux porteurs de projets venus de l’extérieur, des porteurs d’idées, parfois de rêves qui apportent un nouveau souffle et de nouvelles dynamiques. 
Ensuite, il y a ce qui émane directement des acteurs ancrés dans le territoire. Par exemple des sujets conflictuels permettent de faire naître de nouvelles initiatives. Prenez les éoliennes, elles provoquent des levers de boucliers, mais, si les acteurs se rencontrent et parlent entre eux, des actions innovantes se matérialisent comme la valorisation du patrimoine, ou de l’environnement du territoire par exemple. 

Justement, parfois, on a l’impression que les habitants des territoires réagissent avec le “NIMBY” (Not In My Back Yard) qui signifie “ok, mais pas à côté de chez moi”, est-ce le cas ?

Il est vrai que cela peut amener des conflits et cette impression pour les élus qu’ils ont les mains liées et qu’ils ne peuvent plus rien faire. Pourtant, si l’on arrive à identifier les blocages, les projets peuvent se faire. Il existe de vraies méthodologies pour impliquer davantage la population, pour que les citoyens ne subissent pas les décisions, mais participent à l’émergence de collectif et d’idées.